Mois : novembre 2017

Leçon n°7O

« En vertu de ce cadre d’or… Je ne peux continuer : il faut que je m’arrête ; je ne peux continuer à avancer dans ce passé : il est difficile de grandir à partir des herbes desséchées du passé ; je ne grandirai plus ; je resterai immobile, fermée en un objet muet sans émotions. Il ne nous est pas donné d’effacer des visages-années, des yeux-secondes qui sont mort-nés à l’intérieur de nous, et qui nourrissent leur mort de notre sang. Je ne peux continuer : les couloirs souterrains de ces quatre années qui s’ouvrent à l’intérieur de moi sont trop sombres et je ne peur les reparcourir à rebours. J’ai peur de l’obscurité. J’ai eu tort d’évoquer sa voix. Aujourd’hui 27 Mars 1966, cela fait un an qu’il est sorti de chez moi. Je ne l’ai plus revu ; j’ai eu tort ; je devais m’inventer une histoire imaginaire, finir d’écrire ce drame que j’avais commencé pour Anna Magnani. J’ai eu tord de réévoquer sa voix. Les morts, quand on les évoque, s’asseyent près de vous et vous fixent et lui est entré et me fixe et je ne peux me promener dans ce passé sous son regard. Ne me ramenez pas aux théories de ce médecin et de ses semblables : ne me ramenez pas à ce nouveau code de règles qui donne la perfection ou mieux, comme il disait, l’intégrité psychique. Un de vos enfants meurt? Vous souffrez? C’est normal. Oui ; c’est normal de souffrir trois, quatre mois sa perte ; mais un an! Un an et un mois! Chez Herzog, tu as raison : dans ce siècle de religion scientifico-technique, l’émotion, l’amour, le choix moral, la fidélité et jusqu’à la mémoire sont suspectés d’être des maladies. Mais à toi je confie ici entre quatre yeux que moi aussi durant ce long hiver-prison, j’ai écrit un tas de lettres à ma mère, à ce médecin lui-même, à ses collègues, à Garibaldi, et si tu veux, je te les montrerai. Mais je te le dis : si nous sommes morbides, malades, fous, ça nous convient, à nous. Laissez-nous notre folie et notre mémoire ; laissez-nous notre mémoire et nos morts. Les morts et les fous sont sous notre protection. »

 

Goliarda Sapienza,Le fil de midi

Ex aecho

Tu n’as pas voulu, l’homme poète, ni de ma peau, ni de mon sexe. Tu n’as pas voulu, le poète, quitter ta nébuleuse. Tu n’as pas voulu, l’homme, quitter l’Idée. Ils n’ont pas voulu de moi, ni l’un ni l’autre – corps peau sexe pulvérisés. Alors que nos esprits s’enlaçaient tendrement, nos âmes délicatement. Alors que notre poésie était comme un chat, avec ce qu’il faut de grâce et d’ondulations. Séduction. Tu n’as pas voulu de mes poils, de ma sueur ni de mon sang. Tu as dit : « restons-en là. Ne nous frottons ni à l’incarné ni à l’écoulé. Ne parlons pas de l’entaillé, taisons tous les éructés. Soyons purs, soyons métaphore. Regardons nous par la pensée. Soyons concepts. Soyons l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Face à ton corps, mon être oublie de parler. Nos corps, face à face, perdent la parole, une même parole qui pourtant se délie sans nœuds lorsque le combiné se fait l’officier d’un intermédiaire. Restons encore sans corps. Prétextons encore une fois n’être qu’une voix. Laissons nos mots dans ce qu’ils ont de fluide, sans imposer la chair ni le regard. Évitons d’être confronté au glissement de l’œil sur la bouche, à ne plus entendre ce qu’elle accouche. Percevons! Et lorsque nous n’aurons plus rien à nous dire. Et lorsque nous aurons oublié qu’à l’autre bout du fil un être se meut. Et lorsque l’écoute se fera sourde, sans frisson ni émotion. Et lorsque le doute de l’existence de l’autre en tant qu’être physique sera plus fort que la crainte d’une affaire de chair. Alors. Alors seulement. Nous nous verrons. Tels que nous sommes vraiment. Deux corps dénués de signifiants. »

Tu te perdais dans l’abstraction. Tu te voulais produit du langage. Tu te voulais pur masculin. Tu te voulais à toi tout seul. Au loin les pieds nus, au loin la poitrine offerte, au loin les cheveux au vent. Tu fuyais, et aucun dieu ne pouvait te rattraper.

Je t’ai répondu : « Tu aimerais bien que ça me dérange, que ton comportement me mette hors de moi…Mais tu vois, je ne ressens rien », juste une douce nonchalance qui pose un plis où le papier ne se froisse pas. « Je ne veux plus te parler, ni t’écrire, ni te penser. Quand nous serons justes envers nous-même. Quand nous serons juste nous-même. »

Le lendemain, je promenais mon corps sensible et mes pensées affectées dans les rues de ma ville. Et mes pas, sages pas, me guidèrent jusqu’à l’un des prétendus temples de la féminité, soit disant havre de paix, havre de soi, entre soi méprisant. Ignorant les regards, traversant les soupirs, je m’installais dans ma conviction. Mon offrande se voulait absolue. J’étais dans le tout ou rien. Et ma chevelure, qui n’assumait ni l’air ni la vue, fut tondue. Je fixais le miroir, je fixais mon regard, et pour la première fois, je découvris la détermination, dans mes yeux le feu.

J’offrais ma chevelure à ton dieu, j’offrais ma chevelure à ta poésie, j’offrais ma chevelure à ta misanthropie. J’offrais le symbole de ma féminité à la mesquinerie, à l’injure et à la maltraitance. L’accumulation d’années de travestissement fut balayée sous les yeux stupéfaits des lionnes exaspérées. Je m’en allais là où tout était à suggérer.

Me voilà nue, face à vous, passants prétendants amants. J’ai perdu tous mes attributs. J’ai brûlé ma chevelure, j’ai bandé ma poitrine, j’ai déguisé mes hanches. Je n’ai plus je suis, cette femme qui d’un regard vous dit qu’elle est femme et qu’elle fait face et qu’elle efface tout malentendu. Accrochez-moi au corps pour percer mon esprit, vous n’aurez jamais plus l’un sans l’autre.

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« J’ai pensé que peut-être, à force de te taire, à force de te non-être, tu finirais par t’ennuyer »

Ils sont là. Juste, ils se taisent. Et attendent. Ce manque de courage, rendant au muet son envol, comment dire.

S’adresser à un dos, autant s’aplatir au sol et se faire lisse, gober la terre et s’embourber dans des mais elle pensait que et tu lui as dit que, elle ne savait pas que pourquoi ne lui as-tu pas dit que, se remplir la bouche, tasser, tasser la terre pour que plus aucune pensée ne sois émise, empêcher toute tentative de prise de parole comme prise de contact, être en lien, vivant.

« Tu sais si bien tomber seule à mes pieds ». Voilà ce que tu imposes, par ton silence, à ses questions étranglées.

Elle s’est adressée à un dos, pour connaître la direction. Autant, autant de fois déjà, se heurter.

Elle ne sait, que faire que dire, de ses interrogations étouffer sa flamme, de ses mains il disait maintenant, s’astreindre au silence, assécher là, la nécessité.

Comprendre c’est prendre ensemble, assembler ce qu’il faut de matière pour la prise, un espace saillant sur la paroi de notre impuissance, prendre en main la parole de l’autre, comment dire.

Ca veut dire quoi quand tu ne dis rien?

Ca rend toute petite, ca rend, ca remonte, ca renvoie tant, qu’on ne sait plus.

A l’autre bout elle ne sait que faire, à part glisser, c’est faire fondre sa peau, n’être que ligaments nerfs os, les aspérités comme des griffes, saigner, ca coule, ca passe de haut en bas, ca s’effondre mais ca reste lisse, c’est bien une femme qui s’effondre de façon lisse, c’est propre, aucun fracas.

Que dis-tu quand tu te tais?

Réduire sa puissance en un bruit, un petit ploc, ridicule petit ploc, la bouteille décapsulée, déjà plus rien ne résiste, déjà tout s’écoule, et tu as déjà oublié à quel point elle était debout, avant ce ploc, un silence qui réduit à rien tous tes allants vers l’autre, quel récépissé à ta désertion, comment dire.

« Rends moi ma liberté, parle ».

Et tu bois, tu bois, tu engloutis, ca fait tout un tas de bruits qui ne sont pas des mots, et tu attends.

Elle se dit qu’elle pourrait dire ceci puis cela puis après tout ne serait-ce pas moi qui comment ajouter plus regretter d’avoir dit tant les questions pourtant ce n’est pas si c’est considérer l’autre c’est l’encourager à être encore « ca ne t’aide pas à te sentir vivant d’être ainsi en lien? » et elle y croit encore elle y croit car ainsi est-elle faite de cette glu comme la terre qui s’accroche à tes semelles alors qu’elle te veut libre c’est lui qui pense ca pas elle.

Tu la regardes à travers le prisme de tes expériences passées, de cette représentation de la femme faite de toutes tes femmes rencontrées, de toutes ces femmes qui ne sont pas cette femme précisément, alors que, farouche, cette femme précise se dérobe et que tu, convaincu, penses déjà la connaître et pourtant. Tu anticipes ses faits et gestes et l’assèches, l’empêches.

C’est comme lorsque tu dis : « tu es si délicate que je ne peux te prendre ».

Combien de femmes m’ont dit s’être cogné à des dos, combien, combien de dos avez-vous griffés, voyez-vous, les griffes, sur un t-shirt, ca ne fait rien, sur une peau, ca laisse une trace, les hommes nus se donnent ainsi, une fois vêtus, vous l’avez vu, ils se taisent, ni ne se dérobent ni ne se débattent, juste se taisent en attendant que de nous-même nous prenions la décision de disparaître.

Combien de femmes m’ont dit s’être cogné à des dos, combien, combien de dos avez-vous percuté de vos corps déployées, de vos corps plein de ce désir dense qui donne de l’épaisseur à votre voix, de la précision à vos gestes, de l’onctuosité à vos avancées, et qui à cet instant vous donne d’autant plus de poids, percutée en son écho, poids qui vous fait vous écrouler, puis le sol, puis la terre, puis la bouche et le ventre, obstrués par un silence qui n’est qu’une autorité.

Toi, tu es précise, tu es une femme, je te considère précise autant que je me pense précise, je t’écoute, je te parle, nous sommes là, deux femmes précises, et j’aime autant les femmes précises que les hommes en général, simplement savourer nos paroles échangées, en un temps nu comme un temps habillé, se prendre en mot, s’entourer de parole, se saisir du qui tu es par nos voix comme nos lettres, s’introduire délicatement, délicatement, dans le coeur de l’autre se nicher et peut-être prendre soin de notre besoin de consolation.

Je te regarde interroger le silence de l’homme et je te trouve.

Jaillit la nécessité.

Jaillit le hors de question.

Jaillit.

J’ai saisi du bout des doigts la fine coupe de clairette et le froid est entré en contact avec ma peau, j’ai consenti à ce qu’il se répande et le froid s’est répandu, du bout de mes doigts jusqu’à ma main, puis le poignet, le bras, le coeur et les os, et nous avons trinqué.

Messieurs, vous êtes parfois de ces êtres morts.

 

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