Mois : décembre 2015

Leçon n°52

« Et une femme qui portait un enfant dans les bras dit,
Parlez-nous des Enfants.
Et il dit : Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même,
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.

Vous pouvez leur donner votre amour mais non point vos pensées,
Car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez accueillir leurs corps mais pas leurs âmes,
Car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter,
pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux,
mais ne tentez pas de les faire comme vous.
Car la vie ne va pas en arrière, ni ne s’attarde avec hier.

Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés.
L’Archer voit le but sur le chemin de l’infini, et Il vous tend de Sa puissance
pour que Ses flèches puissent voler vite et loin.
Que votre tension par la main de l’Archer soit pour la joie;
Car de même qu’Il aime la flèche qui vole, Il aime l’arc qui est stable. »

 

Le prophète, Khalil Gibran

Des bâtons dans les roues

Il y a tellement de bâtons

au sol, dans mes mains

au ciel, à mes pieds

au vent, sous mes roues

des bâtons bleus des enfants sages

des bâtons noirs des mauvais présages

des bâtons jaunes des apprentissages

des bâtons rouges des vieux corsages

des bâtons verts de tant d’autre tissage

Il y a tellement de bâtons

je descends de mon vélo

mes pas s’emmêlent

ils n’ont pourtant pas leur mot à dire

Il y a tellement de bâtons

je les pousse du bout de mes pieds

tenter de faire sentier ce qui malmène

Il y a tellement de bâtons

je les prends un à un

mes mains ont froid

craquelle ma peau

on y verra un peu de sang

Il y a tellement de bâtons

pour ne pas trébucher

je les mets dans mes roues

il ne suffit pas de pédaler

il faut aussi avancer

Il y a tellement de bâtons

je pense à ceux qui marchent alentour

je ne pense pas à ma fougue

et mes bâtons dans les roues

ils me font tomber

Il y a tellement de bâtons

pas assez pour moi seule vecteur

il faudrait les lancer au loin

et que me revienne le vent

des bâtons qui forment une grande roue.

 

 

Extrait de « L’albatros n’a pas de terre »

« Réveillée à 5 heures du matin par l’arrivée du corps attendu de l’homme attiré, elle dit : « je suis malheureuse ». Telle est sa vérité nocturne. Comme une ombre hybride qui malgré l’obscurité réussit à se faire existante. Le corps repoussant, le corps repoussé. Envahie par l’angoisse, elle préfère donner la parole à ses méchancetés plutôt que de tendre une main à l’amour. Non retour.

– De quoi as-tu envie ?

– Je suis sans fin.

– De quoi es-tu en vie ?

– Je suis à bout.

Il décide de l’emmener au bout de la terre, au bout du pays, au bout du continent. Ils prennent la route en silence, laissant les enfants là où la joie saute une génération pour arrondir les angles de la vieillesse. Ils prennent la route en silence, elle ne lui pose aucune question. Pas de sens, pas de temps, pas de direction. Aller. Défiler. Regarder. Au bout de plusieurs heures de paysages à toute allure, ils s’arrêtent à une station essence. Ils s’arrêtent. Il descend. Elle descend. Halte. Elle s’en va uriner, regarder son air de rien, boire un café. Elle revient. Il n’est plus là. Il n’y a plus leur voiture. Il n’y a plus son corps. Il n’y a rien. Il y a l’inconnu, l’absence, le vide. Elle attend. Elle l’attend. Elle est seule. Elle ne pense pas. Elle ne se demande pas où il est, pourquoi il n’est plus là, pourquoi il est parti, pourquoi je suis seule ici. Elle ne se pose aucune question. Elle est là. Passé un certain temps, elle commence à marcher, à contre sens, refaire le chemin dans l’autre sens, reprendre la route, reprendre l’histoire, percevoir par la marche, par le pas à pas, ce qu’il s’est passé.

Sa marche de retour lui rappelle ses marche passées.

Elle se souvient avoir marché seule dans une forêt frontalière, pieds nus et tête baissée. Elle était en immersion, profondeur et naïveté. Elle savait que cette forêt n’était pas une étendue comme une autre. Elle était mur à enjamber pour les clandestins. Elle était marelle de leur destin. Elle croiserait peut-être un étranger à aimer. Elle était seule, elle n’avait pas peur. Elle n’avait pas la conscience du danger. Elle était dans l’innocence de l’adolescence. Il lui fallut marcher des heures entière pour épuiser ses forces. Elle était à la recherche du silence, de la simplicité, du sommeil. De retour chez elle, ses pieds étaient en sang et ses pensées clair-voyantes.

Elle se souvient avoir gravi une montagne enneigé, de nuit, côte à côte avec un homme emblématique. Leurs pas s’enfonçaient dans la neige. La nuit était terriblement noire. Il leur fallait porter leurs livres et leurs victuailles, hisser leur corps haletant, jusqu’au refuge où ils passeront 7 jours et 7 nuits pour se reconstruire. Elle avait peur. Les battements de son cœur recouvraient le silence de cette nuit. Elle sentait que sa peur était capable de la tuer. Elle tremblait. Elle ne reconnaissait ni l’espace ni le temps. Pour la guider, pour l’encourager, il lui racontait une histoire. Elle accorda alors ses pas à ses syllabes. Ils finirent par arriver avant la chute.

Elle se souvient avoir traversé l’Automne en se vidant de ses larmes et de son sang. Il s’agissait encore d’une forêt, arborant le rouge flamboyant. Et tandis qu’elle passait en son centre, les feuilles tombaient. Sur son passage, mille caresses, et sa peine peu à peu s’adoucissait. Jusqu’à se transformer en une joie, claudiquant dans les feuilles mortes. Il y avait un feu en elle, les arbres désormais nus. Après l’Hiver, l’avenir. Il lui fallait patienter.

Elle se souvient avoir marché sur la terre sèche de l’Autre Pays durant 30 jours, chaque jour, un pas après l’autre. Sous un soleil inconnu, respirer cet air épicé, soulever son corps bouleversé et puis traverser. Elle ne savait ni le début ni la fin, elle ne connaissait ni la langue ni la posture. Elle avait vécu sans boussole, perdu tous ses repères, ravalé toutes ses prières. Un pas, puis un autre pas, le reste viendra bien assez tôt. Un pas, puis un autre pas, en pleine conscience de l’agir, le reste n’a pas sa place en ce pas sage. Elle avait appris à se tenir droite. Elle avait appris à regarder droit devant. Elle avait appris à être présente. Elle avait appris à être immédiate. Ici, en ce pas.

Elle se souvient de tant d’autres sentiers, passerelles, trottoirs. Elle se souvient, elle se rassemble, elle revient, à elle, à eux.

De retour, son amour est comme ressuscité, d’avoir bu l’eau des rivières, d’avoir vécu le froid de la nuit, d’avoir puisé la chaleur du soleil, d’avoir traversé la géographie de son histoire, d’avoir survécu à la colère, d’avoir vaincu l’indécision, d’avoir ramené leur amour à la vie vaillante, vivante et vécue.

– J’ai mis bout à bout tout ce qui fait que nous sommes et nous voilà arrivés.

Être ce qui nous tient à cœur ce qui nous prend aux tripes ce qui nous entête ce qui nous perd pieds ce qui nous met l’eau à la bouche ce qui saisit à bras le corps. »

Kaïros

Et je tombe amoureuse de Kaïros, dieu de l’occasion opportune.

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« Je voudrais ajouter quelques mots sur la notion de kairos, dont il a été question plusieurs fois. C’est une notion spécifiquement grecque.
Elle s’est développée dans une réflexion sur la pratique, pratique rhétorique, militaire, médicale. Le kairos, qu’on traduit en latin par opportunitas, en français par occasion, relève de la nature des choses : l’état par exemple des sentiments d’une foule, de la santé d’un patient; mais il relève aussi d’un savoir: la connaissance que le rhéteur a du moment où l’on peut faire basculer un auditoire, que le médecin a du moment où l’on doit donner le médicament pour renverser la situation. C’est aussi du temps, mais qui est hors de la durée; c’est l’instant fugitif mais essentiel, soumis au hasard mais lié à l’absolu. Ainsi, considérer la sensation comme le kairos est une vue très profondément grecque, parce que le kairos renvoie au cours du monde, au hasard, au déroulement imprévisible des choses, mais aussi à un savoir antérieur. Le kairos n’est rien sans le savoir qui permet de le reconnaître ; il n’est qu’événement parmi d’autres pour celui qui ne sait pas. Mais, pour celui qui sait, il est ce qui lui révèle son propre savoir, par le choc de la réalité qui se révèle comme signifiante.« 

Jackie Pigeaud, Louis Guillermit, lecteur de Platon