Le rire de la méduse

Il était dans mes bras, j’étais assise au sol, les jambes en tailleur, ca faisait comme une coque, j’étais large, largement tangente, et je tanguais, d’une fesse à l’autre me balancer, et lui l’enfant, épousant les formes de mes membres, m’a dit : « Maman tu es une pieuvre ».

Il y a 8 ans, c’était aujourd’hui, et aujourd’hui, je te raconte, tu es là dans ton lit, tu te recouvres de ta couette, tu caches ton sourire, tu caches tes joues, tu caches tes yeux, mais je sais ton émotion, je sais la percevoir avant même qu’elle n’effleure ton visage, et je te raconte, je continue, malgré l’invisible de tes yeux, joues, bouches, je crois même que tu pourrais pleurer tellement ton émotion est vive, ça arrache, ca m’arrache aussi, des mots que je ne dis pas souvent, des mots qui me brûlent les lèvres tellement l’amour est fort, tellement cet amour-là traîne derrière lui une peur terrassante, qui me prend parfois, au sortir du lit, au détour d’une ruelle, à la pensée d’une éventuelle.

Ces jours-ci, il y a des femmes qui sont mères, des femmes qui sont artistes, ces créatures-là, assaillies, qui me disent comme je combats, qui me disent le combat qui sont le leur, qui me disent à quel point elles sont doubles, elles sont divisées, repliées parfois, hurlantes d’autre fois, surgissant d’une tranchée, à brandir leur poing, à expulser leur être, lorsque ces autres, nés de leur appétence, empêchent leurs mains d’être autrement qu’au service, à leur service, c’est malaxer, épouser, maintenir, contenir, caresser, ce sont des peaux qui, des peaux qu’il faut, des peaux qu’elles seules peuvent penser. Il y a toi, il y a toi, il y a toi, qui travaille dans le film documentaire, qui travaille dans le théâtre, qui travaille dans le film d’animation, toutes femmes écrivant, et ce ne sont que des larmes aux yeux. Des larmes de souci, de culpabilité, d’impuissance, d’insuffisance, de honte. Des larmes d’amour.

Depuis ma rencontre avec la puissance d’évocation du son en Décembre 2017 à l’écoute du « Souffle de l’arpenteur » d’Yves Robic, je suis attentive à ce que le son permet d’exprimer largement, de cette densité qui permet la préhension de tous, lorsque le mot n’est qu’un bout de bois sec qui tombe au sol en silence.

J’étais à mon bureau lorsque le vrombissement de plusieurs motos m’a interpellé. Je me suis penchée à la fenêtre et j’ai entendu, plus que je n’ai vu, des centaines de motards remonter la rue piétonne, jusqu’à la place de l’église, en faisant gronder leur bécane. Le son était immense, le son résonnait, vibrait contre les murs des ruelles étroites, le son a tout recouvert, il nous dominait tous. J’ai alors compris que j’assistais à l’enterrement de ce jeune homme de 19 décédé dans un accident de moto en début de semaine.

J’habite une scène qui porte un nom de ville pour ce qu’elle offre, de village pour ce qu’elle murmure. La rumeur se diffuse aussi vite que l’eau s’écoule, après ces semaines gorgées d’eau, il fallait s’attendre à nous entendre, vite, j’ai entendu, plus vite, le savais-tu, encore plus vite, je sais. Je savais la mort de cet homme alors même qu’elle ne me concernait pas.

Une fois tous sur la place, ils ont continué à faire gronder leur motos, pendant de longues minutes. Le cercueil était au centre. J’ai deviné un premier cercle, la famille, un second cercle, les amis, un troisième cercle, les motards, un quatrième cercle, les curieux. Nous étions tous concernés.

Je n’ai pas de sympathie particulière pour les motos, mais aujourd’hui, je me suis dit, les yeux pleins de larmes, qu’il n’y avait pas de son plus juste pour dire ce qu’il doit se passer dans le ventre de cette mère depuis qu’elle a perdu son enfant.

Tu m’as offert cette image, et cette image m’a parlé, l’image d’une éponge, l’éponge sèche, fine, l’éponge qui se gorge d’eau, pleine, et cette image m’a parlé, ce n’était pas une photo, c’était bien une image faite de mots, et ces mots qui sont tiens, puisque venant d’une autre personne que toi cela n’aurait jamais eu cette voix, j’ai écouté l’image et elle m’a dit.

J’ai lu « Le rire de la méduse » d’Hélène Cixous. C’était : se pencher sur des braises, prendre une grande inspiration, d’un son rauque, je l’ai entendu l’autre jour dans les poumons d’un poète, c’est négocier avec sa trachée, mal à l’aise, peu habituée à ce que l’air ainsi s’engouffre, vite, il y a une urgence à prendre ainsi son souffle pour, tout aussi vite, expirer, en un mouvement contraction, du ventre et de la cage thoracique, expulser l’air par sa bouche, dont les lèvres se resserrent, pour rassembler le souffle, suffisamment pour mobiliser toute sa puissance, tout en laissant un espace suffisant à son jaillissement. Et puis recommencer, encore une fois, encore une fois, dans un rythme soutenu, et c’est la tête qui finit par tourner alors que les flammes exultent. Enfin reprendre, une respiration, normale, revenir, au calme, profiter, du feu.

J’ai brûlé là toute envie d’écrire sur mon entourage, mon âge et mon courage.

Je n’en suis pas encore à rire mais je sais le chemin à venir.

Puisque je n’écris plus ici

Puisque qu’écrire était ma voix

Puisque ma voix désormais est un son comme un autre

Puisque j’écris avec ma peau

Je n’écrirai plus ici.

J’écrirai sur ce qui n’émet aucun son.

J’écrirai sur ceux qui n’ont pas de voix.

Ailleurs.

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Leçon n°78

« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources :

Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…

De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.

Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le bottin » et « Casse-croûte à toute heure ».

L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes :

Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »

Espèces d’espaces, Georges Perec

Leçon n°77

« Ce ne sont pas des femmes, c’est une femme, toujours la même, c’est le grand Anonymat féminin, l’immense Inconnu féminin (l’immense Méconnu).

Nous nous reconnaissons au moindre signe, sans moindre signe.

…Je revendique mon droit d’écrivaine, elle, genre féminin, e muet, si longtemps muet.

Quand une femme écrit, elle écrit pour toutes qui se sont tues – mille ans, et se taisent encore – et se tairont.

Ce sont elles qui écrivent par elle.

– Que de choses je n’aurais pas comprises si j’étais née homme. »

 

Vivre dans le feu, Marina Tsvetaeva

 

Pour en finir avec le silence

C’est ce week-end, c’est une exposition des lettres « Pour en finir avec le silence » samedi et dimanche de 10h à 18h, c’est une lecture chorale dimanche à 17h30, c’est au monastère Sainte Claire, c’est au 53 rue des Auberts, c’est à Crest, c’est rue place ville corps individu système manifestation commun embrassades truites paroles et actes.

Les Transversales – https://lestransversales.tumblr.com/

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Le poème piraillon

Jour 1. Arriver de nuit en un lieu inconnu, c’est faire confiance comme on : fait de la confiture, fait la fête, fait l’avion, fait l’amour. On ne sait jamais quel goût ca va avoir, ce que ça va donner, si on va se heurter, si tout sera fluide. Il faut : se jeter sans prise aucune, ni en tête ni en main. Et on verra bien demain. Donc : s’attendre à tout. Bien sûr, j’ai deviné une forêt dense aux alentours et une rivière en contrebas. Demain, sera certain. Mais quand il n’y a pas de serrure aux portes, c’est forcément bon signe. Je suis arrivée à St Julien Molin Molette où je passerai quatre jours en résidence pour en finir avec : la couleur rouge, le silence, l’attente amoureuse et tout le vacarme des semaines passées.

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Jour 2. Réveil. Réveil. Réveil. Réveil. France Inter. Eveil. Je me jette à la fenêtre. Il y a un pont. Il y a une rivière. Il y a un bassin. Il y a un arbre qui plonge dans le bassin. Il y a des carcasses. Il y a un ciel aux couleurs de la forêt. Il y a une forêt parsemée de gris et de vert. Il y a le vert qui l’emporte, toujours. Je suis dedans. Il y a le feu, en continu. Si le rouge est une couleur chaude, je m’immerge en sa robe glacée. Si l’oxymore est faite d’une dualité, je plonge ma main et remue. Il m’arrive de confondre et cela n’est jamais une erreur. JE SUIS EN UN LIEU DE TISSAGE DE SOIE NATURELLE. Ca c’est pour le passé. Repasser. Repasser. Repasser. Par dessus, à travers, au coeur du texte. A un certain moment de la journée, dire : « j’ai bientôt terminé ». Il me reste dix lignes. Je décide de ne pas sortir de la journée et d’attendre ces dix lignes. Retenir le dernier mot le plus longtemps possible. Et à 16h, c’est fini. J’ai empilé de multiples couches – deux paires de chaussettes, un collant, un pantalon, des guêtres, un débardeur, un tshirt à manche longue, deux pulls, un manteau, un bonnet, une écharpe, des gants – et me suis jetée dehors. C’est au corps d’être à son tour et j’ai froid, je marche et j’ai froid, je marche et j’ai froid. La brasserie du Pilat est fermée. Retour, retour sur, revenir avec, ressentir. C’est jamais pareil et ce sera demain.

Jour 3. Une boucle rouge. Une boucle voix. Une boucle mère. Une boucle lac. J’ai passé ma journée à boucler. Ca a fait des bruits de clips, de boutons, de fermoirs, d’agrafe, de nœuds, de verrous. Tout s’est passé très lentement pourtant et c’était aujourd’hui. Je suis allée faire le tour du lac de Ternay et j’ai pris des photos, histoire d’être sûre, me rassurer, m’assurer d’être bien passée par ici avant de repasser par là. Pendant cette boucle, je me suis dit : « tu fais le tour d’un même endroit et ce n’est jamais pareil ». D’où la nécessité du clips boutons fermoirs agrafe noeud verrou. Boucler cette boucle et passer à la suivante. Ne plus jamais, tourner en rond. Se contenter, de la finitude de l’infinitude. Demain, on verra bien, il n’y aura peut-être plus rien et ce sera bien quand même.

Jour 4. A force de boucler, ca demande une certaine force de boucler, il y a toujours quelque chose qui résiste, rapprocher le début de la fin, c’est de ses mains qu’il faut saisir, la fin d’une, le début de l’autre, rapprocher, tenir fermement, enserrer, rapprocher encore, forcer, user des muscles de ses bras, c’est même tout le corps qui s’active, j’ai senti jusqu’à mes pieds, et tenir tête, jusqu’à ce que : cette mobilisation du corpsesprit puisse totalement se relâcher.
J’ai décidé que cette histoire était terminée.
A force de boucler tout ce qui est devenu un en dehors de soi, on oublie de s’attacher soi-même, de s’attacher à soi-même, et c’est aujourd’hui que je me suis disparue de vue.
Plus la journée avançait, plus je me suis repliée, peu à peu, renfermée, soudain rassemblée en un pauvre petit point disparu sous une immense couverture. J’en ai presque perdu la vue, alors que l’heure était à la relation – avec mes voisines, avec mon environnement, avec l’Histoire – ma vue s’est brouillée, il y avait comme des cristaux, il y avait entre moi et le monde, une distance.
Je ne pouvais plus être présente.
Je me suis laissée tomber. J’ai dormi une bonne partie de la journée. Puis je me suis concentrée sur des entités ressources : un échelle, une chaise. J’ai frémi sous le ciel de ce même gris uniforme que les jours passées. J’ai senti qu’il y avait une décision à prendre. Si j’avais été seule, j’aurais disparu. Et l’autre m’a rattrapé de son rire.
A St Julien Molin Molette, en ce dernier jour de résidence, j’ai effleuré la dépression. Il y a, ce mois-ci, eu trop de fin, trop de deuil, trop de concrétisation. J’ai fait place nette, certes, et maintenant ?
Demain ne sera plus, je rentre à la vie des trottoirs des casseroles des couches des bises des courants d’air et des bonjour tous les dix pas.

 

Leçon n°76

« Vous entendez ? Vous m’entendez ? Vous entendez ce que je dis ? Vous voyez, vous entendez ce que je veux dire ? Vous voyez ma bouche ? Vous l’entendez ? Est-ce que vous entendez ma bouche ? Et les mots qui sont dans ma bouche ? Vous entendez ma bouche, ou ce qui sort de ma bouche ? Dites, ce qui sort de ma bouche, c’est de l’air ou des mots ? Vous entendez ce que dit ma bouche ou ce que je dis, moi ? Qu’entendez-vous par là ? Quand vous regardez ma bouche, vous voyez ma bouche, toute ma bouche ou juste mes lèvres ? Mes lèvres, vous les voyez, vous entendez mes lèvres, vous ? Vous lisez sur mes lèvres ? Vous lisez les mots sur mes lèvres ? Les mots que je dis sur mes lèvres ? Lisez-vous les mots écrits sur mes lèvres ? Vous les voyez, les mots ? Est-ce que vous voyez ce que je veux dire ? Et mes dents dans ma bouche, vous les voyez ? Si je claque des dents, vous entendez juste mes dents claquer ou vous comprenez que j’ai froid ? Ma langue dans ma bouche derrière mes lèvres et mes dents vous l’entendez ? Parlons-nous la même langue ? Est-ce que vous avez la même langue que moi ? Faisons-nous langue commune ? Parlez-vous dans ma langue ? Parlez-vous dans ma bouche ? Parlez-vous dans ma bouche derrière mes lèvres et mes dents ? Est-ce que je vais sentir ma langue remuer dans ma bouche si vous parlez ? Votre langue dans ma bouche ? Ma langue est-elle aussi dans votre bouche ? Ma langue parle-t-elle dans votre bouche ? Est-ce qu’on peut parler avec chacun sa langue dans sa bouche ? Est-ce qu’on parle tous avec sa langue dans la bouche des autres ? Est-ce qu’on parle tous de la même bouche ? Tous la même bouche ? Est-ce qu’on parle tous en même temps ? Disons-nous tous la même chose en même temps avec la même langue ? Est-ce qu’on s’entend mieux si on dit tous la même chose en même temps ? S’entend-on seulement ? Se sent-on moins seul si on parle tous en même temps ? Si on parle ? Si on se parle ? Est-ce qu’on se parle la même langue ? Qu’est-ce qui me dit que vous parlez la même langue que moi ? Que vous parlez ma langue ? Est-ce qu’on se comprend ? Est-ce qu’on se comprend parce qu’on parle ? Est-ce qu’on peut être compris ? Est-ce qu’on comprend  ce qu’on dit ? Ce qu’on dit soi-même avec sa langue à soi dans sa propre bouche ? Vous la voyez, vous la comprenez votre langue, vous ? Votre bouche parle-t-elle dans votre langue ? Parle-t-elle d’elle-même ? Ma bouche parle-t-elle de moi ? Si vous parlez de moi me retrouverai-je dans votre bouche debout sur votre langue derrière vos lèvres et vos dents ? Est-ce que ma langue parle derrière mes lèvres et mes dents quand je ferme la bouche ? Toutes les langues parlent-elles ? Toutes les langues se parlent-elles ? Toutes nos langues parlent-elles ensemble ? Que disent-elle ? Si je parle avec ma langue, est-ce que je m’adresse à elle ? Est-ce qu’elle me répond ? Si je parle ma langue est-ce que je peux dire autre chose que ma langue ? Ma langue parle-t-elle de ma bouche ? Parle-t-elle de moi ? Et moi ? Est-ce que je peux parler ? Est-ce que je peux parler la bouche pleine ? Est-ce qu’on peut parler si on n’a pas la bouche pleine de sa langue ? Est-ce que je peux dire autre chose que ce que dit ma langue ? Ma langue peut-elle ne rien dire ? Peut-elle dire rien ? Qu’en dites-vous ? Est-ce que vous dites ce que vous voulez ? Ce que vous voulez dire ? Ne dites-vous donc rien ? N’avez-vous rien à dire ? Ne voulez-vous rien dire ? Avez-vous perdu votre langue ? Et les mots de votre langue ? Gardez-vous tous vos mots dans votre bouche fermée ? Les mots sont-ils bien rangés dans votre bouche pliés en quatre sur votre langue entre vos dents ? Ont-ils envie de sortir de là ? Serrez-vous les dents pour les empêcher de sortir ? Les mots veulent-ils seulement sortir ? Et la langue ? Ne vomissez-vous pas votre langue ? Ne crachez-vous pas vos dents et vos mots ? Ne jaillissent-ils pas par vos narines, vos oreilles et vos yeux ? Ne pleurez-vous pas vos yeux ? Ravalez-vous vos mots, votre langue et vos dents ? Mangez-vous vos yeux ? Mangez-vous vous vos yeux ouverts ou fermés ? Voyez-vous enfin votre langue avec vos yeux dans votre bouche quand vous les avez mangés ? Et si moi je mange vos yeux, vos yeux grands ouverts est-ce que vous verrez ma langue à moi ? Ma langue et mes dents est-ce que vous les verrez ? Verrez-vous mes mots ? Les mots au fond de ma bouche, vous les verrez ? Quand vous les aurez vus plongerez-vous la main dans ma bouche pour tirer les mots coincés tout au fond ? Irez-vous plus loin ? Plus loin que mes lèvres, mes dents et ma langue ? Percerez-vous tout mon corps pour trouver les mots ? Irez-vous les chercher plus loin ? Me sera-t-il possible de garder ne serait-ce qu’un mot au dedans de moi ? Irez-vous chercher les mots au-delà de mon corps ? Mon corps fera-t-il obstacle ? Mon corps se dressera-t-il entre vous et mes mots ? Entre vous et moi ? Mon corps parlera-t-il entre vous et moi ? Que dira-t-il ? Que dira mon corps si vous plongez la main dans ma bouche et au-delà de ma bouche pour tirer les mots coincés dedans ? Mon corps se taira-t-il ? Se taira-t-il enfin ? Est-ce que ça aura un sens de se taire ? Est-ce que ça en a un ? Et de parler ? Est-ce que ce que je dis fait sens ? Un mot qui ne se dit pas a-t-il un sens ? Est-il insensé ? Les mots que je dis ont-ils un sens ou une définition ? Et moi ? Moi, suis-je définie ? Suis-je définie par les mots que je dis ? Suis-je finie ? Et vous ? Avez-vous fini ? Etes-vous finis ? En avez-vous fini ? En avez-vous fini avec moi ? »

 

Ecrit avec la langue, Cosima Weiter

Leçon n°75

« Là où d’autres proposent des oeuvres je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit.

La vie est de brûler des questions.

Je ne conçois pas d’oeuvre comme détachée de la vie.

Je n’aime pas la création détachée. Je ne conçois pas non plus l’esprit comme détaché de lui-même. Chacune de mes oeuvres, chacun des plans de moi-même, chacune des floraisons glacières de mon âme intérieure bave sur moi.

Je me retrouve autant dans une lettre écrite pour expliquer le rétrécissement intime de mon être et le châtrage insensé de ma vie, que dans un essai extérieur à moi-même, et qui m’apparaît comme une grossesse indifférente de mon esprit.

Je souffre que mon Esprit ne soit pas dans la vie et que la vie ne soit pas l’Esprit, je souffre de l’Esprit-organe, de l’Esprit-traduction, ou de l’Esprit-intimidation-des-choses pour les faire entrer dans l’Esprit.

Ce livre, je le mets en suspension dans la vie, je veux qu’il soit mordu par les choses extérieures, et d’abord par tous les soubresauts en cisaille, toutes les cillations de mon moi à venir.

Toutes ces pages traînent comme des glaçons dans l’esprit. Qu’on excuse ma liberté absolue. Je me refuse à faire de différence entre aucune des minutes de moi-même. Je ne reconnais pas dans l’esprit de plan.

Il faut en finir avec l’Esprit comme avec la littérature. Je dis que l’Esprit et la vie communiquent à tous les degrés. Je voudrais faire un Livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte simplement abouchée avec la réalité.

Et ceci n’est pas plus une préface à un livre, que les poèmes par exemple qui le jalonnent ou le dénombrement de toutes les rages du mal-être.

Ceci n’est qu’un glaçon aussi mal avalé. »

Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes

 

Le poème marseillais

Le vent souffle, souffle fort. C’est le mistral qui rend fada. Marseille, qu’ai-je vu de toi aujourd’hui ? Au dernier étage d’un immeuble barricadé, un appartement ouvert au vent, dans la cage d’escalier une odeur de papier d’Arménie, pour y accéder, gravir des marches penchées vers le cœur du colimaçon. J’ai passé plusieurs heures, assise à une table, un béret noir sur la tête, un châle autour du corps, ne surtout pas penser à mes pieds, il ne faudrait pas que je mette mon corps de côté lorsque j’écris, alors le froid et ce qu’il oblige de présence à soi. Nous disions donc : encercler le point aveugle. Je suis ici, pour en finir avec l’écriture d’un recueil, déclinaison de la couleur rouge en 15 tableaux, décrire une emprise qui se répand. C’est toujours le ventre, qui me rappelle à l’envie, alors sortir et apprivoiser la ville par circonvolutions, aborder le territoire comme j’aborde le texte, même mouvement, circuler se perdre repérer s’orienter revenir repartir aller toujours plus loin, au-delà de nos périphéries. Là-bas, j’ai vu une barre d’immeubles se confondre à la colline. Granit béton camouflage. Manger égyptien, brouiller les pistes, que les saveurs d’ailleurs donnent du goût à l’ici, à ce qui se déroule ici, disons plutôt, ce qui se découvre, et c’est ce geste, délicat, du voile de trois doigts soulevé, pour laisser apparaître, furtivement, tant que les mots n’ont rien figé, j’ai aperçu puis griffonné. Dans la rue, s’approcher de son corps courbe, rester parabole, transmettre émettre, et parfois, remettre à demain. Marseille, c’est acheter deux livres : « Une fièvre impossible à négocier » et « La zone du dehors », dont les titres, ensemble, racontent à eux seuls, une histoire. L’histoire dans l’histoire, c’est toujours pareil, suffit d’être attentive, alors que de sous la couette tu me dis : « un roman, c’est un dégénéré ». Poser quelques lignes, convaincue du non-roman en cours d’écriture, puis l’impatience dans les jambes et les bruits de bouche qui disent en avoir marre des courants d’air cynique, faisons face aux bourrasques. Marseille, sortir la nuit tombée, avec tous ces gens, dehors, tous ces scandales, toutes ces affiches, et toute cette mer qu’on ne voit pas mais qu’on sent. Gravir, le coeur penché en son corps de colimaçon, et dire, essoufflée : « ca fait partie du procesuuuuuuuuus ». Trinquons clairette, on verra demain.

Les rampants ont été recouverts d’une peinture rouge. Je suis interpellée, comme on ne dit jamais, par une force me rappelant à l’ordre. J’ai les doigts jaunes, puisqu’il faut bien se défendre. Combattre le rhume, la confusion, l’impatience. Les touches de mon clavier sont noires, j’aurai pu voir émerger mes préférences, en terme de lettres, lesquelles sont frappées. Le contact avec certains laissent des traces. C’est aussi le cas du curcuma. Je disais ce matin que je pourrais ne faire que ca de ma vie. Je disais cette après-midi que je deviendrais folle si ma vie devait se dérouler ainsi. Le vent est tombé pourtant. Cette nuit fragmentée m’a fait l’effet d’une plongée dans les profondeurs, dans ma poitrine, une compression. Ne pouvoir être dans le rapport minutieux de cette drague me donne un sentiment d’infidélité. Alors je suis allée voir la mer. Hier noire. Aujourd’hui grise. Sera-t-elle bleue demain ? J’ai vu une mer rapportée. Celle de Jack London en son Océanie. Et l’abrutissement au sortir de l’exposition. Par cette obscurité, le bleu canard des murs, l’exotisme des confisqués, la bouche sèche et. Dans le panier, prendre des photos de mots, ce qui me demande moins d’effort que de mettre en mots des photos. Être atteinte par l’anonymat, comme une réminiscence, c’est être accédée, comme on accède à un sommet, par la marche et tout ce qui se tisse entre, se hisse, non pas moi mais le souvenir, une courte échelle de la mémoire pour, être frappée, par ce son mot sens. J’avais depuis oublié. Avoir hâte, avoir soif, avoir mal au dos. Je te demande : « Tu es satisfaite ? ». Tu me réponds : « Je suis en cours de satisfaction. ». Regarder par la fenêtre, ne voir du coucher de soleil que son rayonnement, puis ajouter : dire que le soleil se jette à l’eau à cet instant.

Mes rêves, cet alambic. Au matin recueillir, le volatil. Je porte désormais des lunettes, d’être tant restée face à l’écran. Il me faut préserver ma vision. Je disais hier soir qu’il était possible de voir grâce au son. C’était quelques minutes après ma rencontre avec « Le souffle de l’arpenteur », expérience qui permit un élargissement de ma conception de l’écriture. D’abord écrasée par cette idée : les mots sur feuille sont comme morts. Puis redressée par cette autre idée de ce que peut être la structure d’un récit : un tissage dont les fils entremêlés ne serait pas enserrés mais lâches. C’est prendre de la hauteur sur le chemin parcouru, c’est s’enivrer de la vastitude, c’est incarner l’ellipse, c’est écouter ce qui bruisse entre les fils grâce à l’espace vierge, autorisé. Le fil de ces jours fut peut-être l’existence de cet homme à béquille venant écraser, du bout de ses béquilles, des miches de pain, pour permettre et faciliter la subsistance des pigeons. Ces oiseaux, nous en sommes, « nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce », « tous des oiseaux ». Et prendre un billet pour la pièce de théâtre de Wajdi Mouawad. Ar-ti-cu-la-tion. C’est dire, que ce mot, en le lisant, fera travailler vos maxillaires. Sur le trottoir, de nouveau bégayer, de n’avoir point utilisé ses jambes en cette journée, de devoir ainsi sautiller, trottoirs, se faufiler, touristes. A nous deux, c’est être à contre-courant, lui s’est arrêté dans sa course pour nous laisser passer. Rafales au Mucem, écouter le bruit des vagues venant s’écraser contre la digue, les mouvements de cette masse, tu disais de l’immensité qu’elle naissait d’un dysfonctionnement, j’attends d’être éclaboussée, rien ne vient, rien ne vient, alors regarder, le soleil se coucher, et ces couleurs, qu’aucun son ni aucun mot ne pourront jamais décrire. Et c’est notre conclusion : parfois, il n’y a rien d’autre à faire que d’être là. Être au complet, c’est furtif, et c’est ici même.

Leçon n°74

« Tout d’abord il y a la sensation d’une présence.

Quelqu’un est là et me regarde.

Je me retourne mais je ne vois personne

Pourtant quelque chose est là, tapi dans l’ombre, qui me fixe.

Je veux dire qu’au début il n’y a jamais de volonté affichée.

Impossible de nommer quoi que ce soit.

Il est possible de dire :
Cette sensation à peine perceptible prendra, peut-être, la forme d’un spectacle ou d’un texte, mais aujourd’hui impossible de deviner l’histoire qui la porte.

C’est possible de dire cela.

Mais au début, il vaut mieux se taire et ne rien dire du tout. Ne présumer de rien. Ne pas prendre tout ça au sérieux. Rester concentré sur la sensation. Dans le présent. N’en parler à personne. Ne rien évoquer. De peur qu’elle disparaisse. Devenir au fil des jours dépendant de sa présence. S’engager. Oser demander parfois: « Est-ce que tu es toujours là? »

Wajdi Mouawad, Seuls