Il était dans mes bras, j’étais assise au sol, les jambes en tailleur, ca faisait comme une coque, j’étais large, largement tangente, et je tanguais, d’une fesse à l’autre me balancer, et lui l’enfant, épousant les formes de mes membres, m’a dit : « Maman tu es une pieuvre ».
Il y a 8 ans, c’était aujourd’hui, et aujourd’hui, je te raconte, tu es là dans ton lit, tu te recouvres de ta couette, tu caches ton sourire, tu caches tes joues, tu caches tes yeux, mais je sais ton émotion, je sais la percevoir avant même qu’elle n’effleure ton visage, et je te raconte, je continue, malgré l’invisible de tes yeux, joues, bouches, je crois même que tu pourrais pleurer tellement ton émotion est vive, ça arrache, ca m’arrache aussi, des mots que je ne dis pas souvent, des mots qui me brûlent les lèvres tellement l’amour est fort, tellement cet amour-là traîne derrière lui une peur terrassante, qui me prend parfois, au sortir du lit, au détour d’une ruelle, à la pensée d’une éventuelle.
Ces jours-ci, il y a des femmes qui sont mères, des femmes qui sont artistes, ces créatures-là, assaillies, qui me disent comme je combats, qui me disent le combat qui sont le leur, qui me disent à quel point elles sont doubles, elles sont divisées, repliées parfois, hurlantes d’autre fois, surgissant d’une tranchée, à brandir leur poing, à expulser leur être, lorsque ces autres, nés de leur appétence, empêchent leurs mains d’être autrement qu’au service, à leur service, c’est malaxer, épouser, maintenir, contenir, caresser, ce sont des peaux qui, des peaux qu’il faut, des peaux qu’elles seules peuvent penser. Il y a toi, il y a toi, il y a toi, qui travaille dans le film documentaire, qui travaille dans le théâtre, qui travaille dans le film d’animation, toutes femmes écrivant, et ce ne sont que des larmes aux yeux. Des larmes de souci, de culpabilité, d’impuissance, d’insuffisance, de honte. Des larmes d’amour.
Depuis ma rencontre avec la puissance d’évocation du son en Décembre 2017 à l’écoute du « Souffle de l’arpenteur » d’Yves Robic, je suis attentive à ce que le son permet d’exprimer largement, de cette densité qui permet la préhension de tous, lorsque le mot n’est qu’un bout de bois sec qui tombe au sol en silence.
J’étais à mon bureau lorsque le vrombissement de plusieurs motos m’a interpellé. Je me suis penchée à la fenêtre et j’ai entendu, plus que je n’ai vu, des centaines de motards remonter la rue piétonne, jusqu’à la place de l’église, en faisant gronder leur bécane. Le son était immense, le son résonnait, vibrait contre les murs des ruelles étroites, le son a tout recouvert, il nous dominait tous. J’ai alors compris que j’assistais à l’enterrement de ce jeune homme de 19 décédé dans un accident de moto en début de semaine.
J’habite une scène qui porte un nom de ville pour ce qu’elle offre, de village pour ce qu’elle murmure. La rumeur se diffuse aussi vite que l’eau s’écoule, après ces semaines gorgées d’eau, il fallait s’attendre à nous entendre, vite, j’ai entendu, plus vite, le savais-tu, encore plus vite, je sais. Je savais la mort de cet homme alors même qu’elle ne me concernait pas.
Une fois tous sur la place, ils ont continué à faire gronder leur motos, pendant de longues minutes. Le cercueil était au centre. J’ai deviné un premier cercle, la famille, un second cercle, les amis, un troisième cercle, les motards, un quatrième cercle, les curieux. Nous étions tous concernés.
Je n’ai pas de sympathie particulière pour les motos, mais aujourd’hui, je me suis dit, les yeux pleins de larmes, qu’il n’y avait pas de son plus juste pour dire ce qu’il doit se passer dans le ventre de cette mère depuis qu’elle a perdu son enfant.
Tu m’as offert cette image, et cette image m’a parlé, l’image d’une éponge, l’éponge sèche, fine, l’éponge qui se gorge d’eau, pleine, et cette image m’a parlé, ce n’était pas une photo, c’était bien une image faite de mots, et ces mots qui sont tiens, puisque venant d’une autre personne que toi cela n’aurait jamais eu cette voix, j’ai écouté l’image et elle m’a dit.
J’ai lu « Le rire de la méduse » d’Hélène Cixous. C’était : se pencher sur des braises, prendre une grande inspiration, d’un son rauque, je l’ai entendu l’autre jour dans les poumons d’un poète, c’est négocier avec sa trachée, mal à l’aise, peu habituée à ce que l’air ainsi s’engouffre, vite, il y a une urgence à prendre ainsi son souffle pour, tout aussi vite, expirer, en un mouvement contraction, du ventre et de la cage thoracique, expulser l’air par sa bouche, dont les lèvres se resserrent, pour rassembler le souffle, suffisamment pour mobiliser toute sa puissance, tout en laissant un espace suffisant à son jaillissement. Et puis recommencer, encore une fois, encore une fois, dans un rythme soutenu, et c’est la tête qui finit par tourner alors que les flammes exultent. Enfin reprendre, une respiration, normale, revenir, au calme, profiter, du feu.
J’ai brûlé là toute envie d’écrire sur mon entourage, mon âge et mon courage.
Je n’en suis pas encore à rire mais je sais le chemin à venir.
Puisque je n’écris plus ici
Puisque qu’écrire était ma voix
Puisque ma voix désormais est un son comme un autre
Puisque j’écris avec ma peau
Je n’écrirai plus ici.
J’écrirai sur ce qui n’émet aucun son.
J’écrirai sur ceux qui n’ont pas de voix.
Ailleurs.